L’album vient de paraître et nous avons reçu une chronique qui nous touche beaucoup de Cathia Engelbach
publiée le 14 février 2014 sur achacunsalettre (le monde.fr Blog abonné)
American Clown, Jean-Louis et Louis Le Hir
Piste fugitive
Il y avait eu une éclaboussure, un soir, à l’arrivée d’un homme au visage aussi rond que la pleine lune qui venait tout juste d’endormir le seuil d’une petite route déserte. Cela avait fait un léger bruit qui n’avait pas réussi à recouvrir un autre – on aurait dit que quelque chose, ou que quelqu’un, était en train de pleurer un peu plus loin. L’homme au visage rond ne parlait pas, laissait la ligne défiler pour lui. Il semblait ne connaître que deux couleurs, qu’il assortissait tous les jours de la même façon ; un rouge vif pour maintenir le regard et soutenir le pas, le même au bout du nez, et un peu de bleu sur les épaules. Il ne parlait pas, mais il était déjà immense. Ce soir-là, il avait peut-être attendu que la pluie s’affine pour aller fouiller dans les ruines, à l’endroit précis où quelque chose, ou quelqu’un, était en train de pleurer. Ou peut-être que cela n’avait été qu’un pur hasard. Un morceau de vie tenait tête aux gravats, et les attendait sans doute, lui et son visage rond. Il ne lui avait suffi que de peu d’effort pour le recueillir et, un peu plus tard, lui donner un prénom. Il s’était improvisé père et s’était plu à redevenir enfant, sans autre scénario que celui de suivre les saisons qui les voyaient grandir, lui et elle, avec parfois de petits accrocs, avec lesquels ils s’accommodaient. Il ne parlait pas, mais il arrivait parfois que les larges lèvres blanches de Clown esquissent un sourire ; en fait, c’était à chaque fois qu’il regardait Zoé dessiner son visage aussi rond que la lune sur les pages de son journal intime. Ce dialogue, simple, entre une main et une autre, dura plusieurs années. Une nuit, la première a abandonné les courbes pour des lettres – la seconde était saoule, ne tenait déjà plus droit. Clown n’avait rien vu ni entendu, cette nuit-là ; rien des hommes sur le corps de Zoé, rien des éclaboussures en elle, rien de son silence. Au matin, il n’avait pas attendu la neige pour rejoindre l’arbre au seuil de la petite route déserte. D’autres branches tenaient tête aux gravats, chaussettes jaunes et grises qui pendaient dans le vide. La dernière lettre de Zoé sur une souche muette. Alors Clown comprit, des silences, des éclaboussures, des hommes. Il les calcina dans un dernier numéro, puis il disparut.
Entre parenthèses, Clown apprit à reconnaître les lieux, à lire les frontières, et à détailler les fossés de nouveaux chapiteaux. Il s’était mis à cogner fort sur Hambourg, Lisbonne, Hong Kong et Shanghai, ou peut-être nulle part sur ces terres-là – il était devenu une légende que l’on disait craindre et que l’on croyait ressentir partout. Partout sa main violente portée aux côtes et aux joues, immense comme lui au milieu de toutes les autres ; partout les sirènes et la foudre fracassante d’un ultime qui rappelait un premier combat, des lignes tranchées aux paumes et des poings fermés qui se lèvent en héros. Il ne parlait toujours pas ; survivait du mieux qu’il le pouvait depuis qu’un morceau de vie s’était éteint sur le rebord d’une route déserte, bien des années plus tôt. Le jour où il avait tourné le dos aux histoires. Qui le rattrapèrent sans prévenir dans le brouillard d’une coque géante et l’ombre d’un océan. En chemin vers un autre continent, elle faisait jouer ses doigts depuis le soufflet jusqu’aux touches d’un accordéon usé. Ce jour-là, Clown n’entendit que très peu les notes qui remplissaient les cabines les plus pauvres du bateau, celles où il se passe toujours quelque chose. Ses yeux démaquillés se posèrent sur l’inconnue à l’instrument. Il se contenta de lui tirer la langue, puis il lui sourit légèrement, et finit par accepter la main qu’elle lui présenta. Elle avait un prénom de littérature de voyage, et aimait disparaître pour réapparaître dans les paysages de cycles renouvelés. Elle était neige et pluie, si rarement immobile. Pour Clown, elle était terre d’accueil, sa couleur chaude. Elle se devinait aux lueurs de bougie et de l’autre côté des passerelles de New York, et de l’autre côté de n’importe quelle carte, là où la brume s’adoucit toujours. Elle l’avait invité à d’autres parenthèses, et à l’inattendu de nouveaux récits. Clown s’était laissé faire ; il avait suivi Sinead. Ce serait un vagabondage sur des rails menant vers l’Ouest du pays.
La route de Clown vers une piste différente : au cœur de sa nouvelle histoire, à l’instant des flocons, sa large silhouette est un point de plus, glacé sur un fond impressionniste. À l’extrémité d’un continent, les teintes n’en finissent plus d’estomper les façades hautes de buildings comme elles perdraient une cathédrale sous le pinceau de Monet. Un peu plus loin, d’autres toiles se déchirent, les couleurs deviennent criardes et fiévreuses, multipliant les personnages, noyant les influences, se focalisant sur leurs masques et sur leurs expressions figées, ou encore sur des portions de leurs corps, croqués, par choix, qui se voilent et s’enterrent au moment d’envols.
Louis et Jean-Louis Le Hir assombrissent et illuminent les fissures aux commissures, les iris éclatés, les gestes soudain rompus, soudain rayonnants. La piste sur laquelle leur troupe évolue est une scène de forces contraires qui n’a besoin que de très peu de mots pour suggérer et faire vivre les drames. Une scène qu’ils parsèment de motifs récurrents – des fils d’acrobates tendus d’un bout à l’autre d’un continent, d’un bout à l’autre d’un espace clos, des cils tristes, des bouches closes, des visages baissés, des croix à bâtir et des taches de sang au sol ou sur les cloisons – avant de la dénuder, et de la libérer. Hors du cirque, la lisière atteinte redonne toute sa place à l’infini d’un personnage au visage rond, que le vent conduit sous un autre ciel.
On dit que Clown est resté muet, et il rit sûrement de cette nouvelle légende, tenant fermement la main d’une autre parole dans la sienne.
Mais qui sont-ils, dis-moi, les hommes de voyage, ces gens un peu
plus fugitifs encore que nous-mêmes, qu’un vouloir urgent très tôt
vrille, pour qui, pour plaire à qui,
et jamais satisfaits ? Mais les vrille,
les courbe, les enroule et les fait tournoyer,
les lance et les rattrape ; comme un air huilé
et plus lisse ils redescendent
sur le tapis limé, rendu plus mince par
leur éternel rebond, sur ce tapis
perdu dans l’univers.
Apposé tel un pansement, comme si le ciel
de banlieue avait à cet endroit fait mal à la terre
Et à peine arrivés,
dressés là, et l’ont déjà montrée : l’initiale majuscule
de l’être érigé là (…)
Rainer Maria Rilke, « Cinquième élégie » (in Élégies de Duino & Sonnets à Orphée, éd. Gallimard, coll. Poésie / Gallimard, trad. J.-P. Lefebvre et M. Regnaut, 1994)
Cathia Engelbach
à signaler aussi que American Clown est en preview sur le site spécialisé BDgest’
(les 11 premières pages).
d’autre part Clown 3 avance. Dans quelques jours Les premiers visuels.
Ce troisième album bouclera le cycle.
A suivre…